Creuser la musique

Au jardin des poètes, avenue du général Sarrail, à Paris prés du bois de Boulogne,

sur cette pierre, quatre vers de Charmes, 1922, lus en avançant avec Robert, David,1923.

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L'invention de l'année
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Flagrant délit de

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Isidore Gracian : La musique baroque a une place importante dans vos films. Souvent en coupant brutalement cette musique vous dérangez notre écoute en nous privant d’une harmonie, d’une résolution musicale. Pourquoi ces coupes violentes, qui semblent arbitraires et maladroites ?



Jean Seban :

L’aventure cinématographique n’est pas seulement incarnée par des acteurs jouant des rôles pour porter une histoire préexistante, déjà écrite et accompagnée par tout un ensemble de décors et d’effets. La musique fait partie d’un agencement de forces hétéroclites qui s’enlacent pour construire un film. Ces forces portées par des acteurs, des histoires mais aussi des bruits, des mouvements de caméra, des images, des couleurs, s’assemblent un instant sur l’écran pour inventer un langage propre, fait de rapports, qui est le cinéma. Avec ses modulations, ses changements de tonalités, ses échanges avec les images et les autres sons, la musique peut aussi construire, par touches successives, un paysage, une aventure, une histoire, un personnage ; en se métamorphosant ainsi, elle rend poreuses et lumineuses les cloisons d’un décor qui de manière systématique ou arbitraire organisent souvent au cinéma notre regard en rétrécissant son champ. Je considère toutes les forces qui entrent en correspondance les unes avec les autres, comme des personnages. Le personnage-musique, comme tous les autres, peut entrer et sortir du film, sans prévenir.

   


En fait, un personnage existe parce qu’il  est lui-même enroulé dans un paysage, une histoire, une odeur, une musique et il n’est jamais question de nous le livrer d’un coup dans son intégralité ; à l’inverse pour moi une musique peut être elle-même un personnage en devenir  qui lui aussi discute avec des lieux, des histoires... Vous avez écouté la Toccata de Widor le 10 juin 1967 en l’église d’Holmen en compagnie de votre bien-aimée ; depuis cette musique, c’est votre bien aimée, c’est même l’essence de votre bien-aimée puisque c’est la découverte de votre bien aimée. C’est en écoutant cette musique que vous l’avez vue, entendue ; ainsi ce n’est pas votre bien aimée découverte-recouverte par son nom, son visage, nommée, vue et donc déjà perdue, réduite, circonscrite ; c’est votre bien aimée en pleine promesse, en pleine construction, vivante. Ces flux, ces matériaux, ces liquides inventent votre bien-aimée. La musique est donc un personnage comme les autres, elle n’accompagne pas, mais peut surgir ou disparaitre dans l’espace du film.


Isidore Gracian : Si la musique est un personnage qui entre et qui sort dans vos films, pourquoi la couper brutalement ?



Jean Seban :

Dans la vie aussi, des personnages disparaissent d’un coup, parce-qu’ils meurent, ou parce-que ils n’ont plus plus envie de nous voir. Mes films mettent en scène de nombreux personnages :

Chaque composante d’un film a le pouvoir d’être un personnage, mais la musique possède des dons particuliers : dans une musique que l’on aime, il y toujours la trace de quelque chose qui nous est déjà arrivé, que l’on a déjà entendu et qui ressurgit sous une forme totalement rechargée, réinvestie d’une émotion intacte. La musique peut ainsi reconstruire un monde qu’il nous semblait connaître ; comme la neige qui soudain recouvre, métamorphose mais révèle aussi un paysage familier. Vivre c’est justement jeter constament des passerelles entre connu et inconnu sans exiger une permanence  De plus à travers l’écriture cinématographique, il est possible de s’enrichir de cet élan musical par delà l’intégrité du morceau lui-même, comme nous n’avons pas besoin de connaître l’histoire complète d’un personnage pour en être ému.

La violence serait plutôt de recopier la musique en respectant une illusoire intégrité et de la plaquer sur l’écriture du film, à des moments symboliques, pour renforcer un dénouement, une joie ou une tristesse par exemple ; et représenter un monde morcelé dont chaque partie serait mise en scène pour forcer un sens, pour nous imposer une lecture.


    Ce personnage-musique, que je tente de mettre en scène, célèbre à la fois une histoire, une naissance, une mort, une chronologie, à chacune de ses apparition-disparition, mais il révèle également une présence totale contenue intrinsèquement dans tous les moments...  La musique nous raconte que dans la dernière note il y a le souffle de la première et dans chaque note la promesse du chant intégral. La musique à même le pouvoir d’abolir la chronologie et de nous libérer du fardeau temporel car elle n’a pas de commencement ni de fin, juste une présence que l’on perçoit même dans ses absences et ses silences.


Evidemment ce personnage-musique discute avec les autres personnages du film. C’est un chant indépendant, mais il est aussi en dialogue avec eux. Un chant, finalement, c’est au-delà d’un sens, surtout un battement qui peut s’emparer des rythmes et des harmonies de ce qui nous entoure. Un enfant a le cœur qui bat dans le ventre de sa mère dès le premier mois et déjà ce mouvement, ce battement, est comme l’apparition-disparition d’un son... le jour et la nuit... notre œil qui s’ouvre et se ferme, la vie peut-être, peut-être pas, mais justement si inouïe, si précieuse. Ici nous ne sommes plus soumis à une direction, au choix hâtif d’un sens et souvent d’un jugement. Dans ce clignotement, dans ce battement, il y a peut-être le signe de la vie, tout en partage avec l’ensemble des parties de notre corps. C’est invraisemblable que cela clignote. Juste clignote, il faut repartir de zéro avec ce personnage vierge de tout à priori. Inutile de dire des choses définitives, d’être dans un rapport abstrait. Juste ça fait clic-clac, oui-non, et c’est là, c’est la vie. Dans mes films, j’espère revenir par la musique et son battement à ce clic-clac, à notre identité du début de notre monde, à notre communion avec l’ensemble du soi et du non soi, indistinctement réunis.


La musique, baroque en particulier, par son éloignement temporel et son rapport à la danse, permet de fabriquer ces battements de cœur, d’avant une vérité, d’avant un sens déjà perdu par certaines contraintes. En effet le sens est toujours soumis à une déformation idéologique, qu'elle soit oppressante ou apparemment bienveillante ; le rythme, lui, en est d’une certaine manière exempté, nous sommes dans un autre espace de l’existence, un espace qui joue avec les rythmes du temps par delà le temps. On peut ainsi imaginer des personnages incarnés uniquement par un rythme ou une musique.


Retrouver la vie en passant par cette forme toute simple, sans recommencer une narration, épuisée par un sens débordant, est  de mon point de vue un des chemins possibles du cinéma. Couper la musique c’est finalement faire un acte politique et moral parce que c’est simplement l’expérimentation du moment, un moment qui ne passe pas par un statut démonstratif moral, politique, hiérarchique mais nous permet d’accéder par ce premier battement à une éternité de battements, l’éternité tout de suite et partagée comme programme politique et moral.



2 exemples :


-Dans la première séquence du film, Danube, prélude pour 3 visages et deux frères, https://vimeo.com/105873934  réalisé en  2008, chaque note d’un clavecin que l’on accorde se met au diapason du tintement d’une  cloche. Une main tient un outil pour tendre la corde alors que la note se répète comme si elle cherchait le son de la cloche que l’on entend parallèlement.  Les deux sons travaillent de la même manière la partition du film. L’histoire commence à être jouée par cette rencontre sonore.

-J’ai tenté de tels rapprochements dès les premières images du film Véra, réalisé en 1981 et inspiré par la nouvelle de Villiers de L’Isle Adam, construite autour de la mort et la réapparition de la femme aimée par la simple foi de son amoureux. Dans un premier temps,  j’avais hésité à travailler cinématographiquement cette nouvelle fantastique, pensant qu’il serait impossible de se libérer d’une dramaturgie théâtrale ou livresque, faite de nœuds dramatiques et de rebondissements. Cependant le collier de perles baroque au rythme toujours nouveau car irrégulier et incernable, qui est au cœur de la nouvelle, donna  finalement  à espérer la possibilité d’un autre flux narratif. Je tentais de cristalliser par des personnages musiques ces perles baroques aux formes irréductibles à un sens. Un rythme commun entre le son d’une imprimante (d’une machine qui peut sembler contradictoire avec la vie) et ... la grande fugue de Beethoven a ouvert ce chemin dans ma tentative. L’interpénétration de ces deux rythmes, l’un machinique, prosaïque, et l’autre ostentatoirement divin nous amène à abandonner la quête d’une utilité, d’une continuité ou d’une origine pour être dans un secret : il y a une machine, il y a une musique et nos deux acteurs, Arielle Dombasle et Jean-Pierre Léaud, qui se retrouvent. Cela n’explique rien et pourtant ce rythme, cette scansion, révèle à sa manière un souffle qui pourrait être le début d’une histoire, ou d’un combat. De l’imprimante à la cantate, aucune hiérarchie pour chanter le monde ; c’est ce que Spinoza décrit comme une Nature unique, même matière déclinée sous différents attributs. Si dans le moteur de l’imprimante, l’harmonique d’un chant des anges est rendue perceptible, alors la  hiérarchie oppressante des valeurs disparaît et seule reste, traversant chaque manifestation du monde, la circulation de la vie.





Si nous envisageons la musique comme un élément vivant, un personnage, couper simplement la musique n’est plus le signe d’un saccage mais celui d’une aventure : nous faisons mourir la musique et sa mort provoque un deuil. Ce deuil est  tout d’abord un vrai deuil musical alors que laisser filer, couler cette musique enregistrée, serait comme une illustration musicale, ainsi nous sommes parfois dans une illustration redondante de notre vie. Couper la musique c’est perdre brutalement la vie de ce personnage-musique.

Un vrai deuil musical, c’est une cérémonie d’avant le sens éclatant, levant le rire et les sanglots de notre monde, sans les béquilles d’une intelligence ou d’une narration psychologique liées à des circonstances, à une époque.


Couper la musique, c’est alors révéler à travers une disparition violente, la nature de ce que l’on perd, révéler la vie sans la juger ni la présenter ; c’est paradoxalement aussi, la faire ressusciter.

On la perd et alors, on l’entend dans sa disparition se lever à nouveau.


La disparition brutale de la musique nous fait réaliser qu’elle n’est pas un accompagnement ni un argument et qu’elle constitue un fil mortel, donc un fil bien vivant, qui porte cette vie si secrète et fragile.

Pour révéler le caractère vivant de la vie, il faut peut-être mettre en scène cette possibilité de disparition scandaleuse et finalement inexplicable.

Couper, simplement  couper, c’est mettre en scène.

A chaque disparition la musique révèle la vie ; alors que la volonté de présenter une beauté constante s’étiole dans son arrogance, son hégémonie.

Il y aurait ainsi un autre rythme impérieux de la beauté qui pourrait être donné par ces arrêts et ces recommencements. Couper devient un travail. Son premier frémissement apparaît et nous devenons, nous, hommes enlacés dans la culture et les engagements de notre temps, les témoins improbables d’un début que nous avons en nous, secrètement enfoui dans notre mémoire préhistorique, une mémoire tout à la fois faite de glaise et des premières cellules se divisant dans le ventre de notre mère : une première division cellulaire, une attente, puis deux, puis une attente, puis 4 et 8... Alors l’origine scandée, presque implorée par ces coupes, rejoint à travers son expression minimaliste la possibilité d’une éternité. Cela continuera, puisque cette division à l’infini est à l’origine même de notre existence de celle des ancêtres de nos ancêtres. En la faisant entrer et sortir, on donne à la musique une place qui n’est plus celle d’un accompagnement mais celle de matériaux : chaque pierre sonore compte, afin de construire une nef, une yole pour  traverser l’océan des motifs préconstruits, des opinions, et enfin retrouver l’écume du début.




Couper la musique est scandaleux,  mais c’est le minimum du scandale pour raconter et jouir de cette vie qui se dresse invraisemblable entre deux abîmes, deux inconnus.  Il faut être scandaleux pour raconter la violence de notre vie, mais il y a une limite périlleuse à ne pas franchir : si on est trop violent, un autre chaos à son tour peut faire disparaître la vie elle-même. C’est dans cet espace que se situe ma tentative d’écriture cinématographique ; entre deux disparitions de la vie : celle du chaos et celle engendrée par une répétition déjà usée : travailler une musique qui a elle-même une forme, qui est belle, la laisser un moment chanter et tout d’un coup la faire disparaître.


Si on pense que la musique est comme un personnage qui serait enroulé dans des notes, couper la musique c’est lui restituer sa force en disant : c’est peut-être la fin,  la fin de ce mouvement inouï, dont l’issue est programmée comme pour chaque être vivant qui l’écoute ou qui calque son rythme sur ses rythmes.

En donnant dans un film cette place à la musique, elle devient comme une matière structurante.

La musique est dans mes films un chef d’orchestre.



Couper une musique, c’est paradoxalement donner un sens à cette musique. A chaque fois qu’on la coupe on lui donne une direction. Si pour certains, la dernière parole signe la vie, la vie d’un homme ; on pourrait peut-être penser que couper une musique, c’est signer une direction par la révélation que procure sa disparition, c’est sculpter une direction ; se laisser traverser par la puissance  d’un compositeur pour peindre ce qui va au-delà de la musique. Certes rien ne nous appartient, mais le fait de couper, de faire dire les derniers mots, de mettre en évidence la dernière note, c’est prendre parti en lançant celui qui regarde, écoute, sur un chemin qui est celui de l’adieu à l’harmonie disparue, de l’attente de celle qui viendra. Comme le dernier mot perceptible d’un mourant, la dernière note audible d’une musique permet de dessiner un paysage sonore dégagé de la particularité d’une individualité, comme on sculpte par le montage un paysage naturel qui toujours alors, renvoie à la création du monde.